Cargo

Beaucoup trop de temps a disparu sans que l’on s’en rende compte. A l’âge que nous avons, tous ici, nous sommes trop jeunes pour être résignés, mais trop vieux déjà pour ne pas être fatigués. De nous tous, le plus vivant est sans doute ce vieux tas de ferraille. Assez solide pour nous supporter, mais pas assez présent pour nous permettre de tourner notre rage contre lui.

On dit qu’être perdu entre ciel et terre durant de longues semaines donne le repos, et peut être même un aperçu de l’éternité. C’est peut être pour cela que l’on trouve encore des gens assez cons pour vouloir devenir marin. Ou du moins pour les payer.

Ca ne fait pas trop de bien de gamberger quand on est de quart. La nuit, quand on est encore plus seul qu’on ne l’est d’ordinaire, quand on en veut presque à tous les autres d’avoir, pour un temps au moins, trouvé l’oubli dans le sommeil, on se pose toujours et encore la même question.

On se dit qu’avec tout cet argent, on se fera une vie, la vraie, je veux dire. Tout ça n’etait qu’un brouillon, une esquisse. Un film triste. On pleure un bon coup, mais après le cinéma, on sera comme avant, comme quand je serrais mes mains sur le bol de chocolat chaud, le dimanche soir avant l’école. Et que moi et mon frère, nous rêvions avec assurance sur ce monde que nous allions conquérir, devant le sourire attendri de nos parents qui nous préparaient les tartines.

Moins l’air frais du grand large que le contact silencieux du 9mm au fond de la poche empêchait toutefois d’y croire tout à fait. Sur le papier, et pour presque chacun d’entre nous, tout cela ne sera qu’une parenthèse. Mieux même, nous donner, pour démarrer dans la vie, ce discret hâle de l’aventurier qui plaît tant dans notre monde moderne étouffé de salariat, et qui allume toujours dans les bras de passage, ce frisson d’envie et d’admiration.

C’est vrai, on se la joue. Moins pour séduire, finalement, que nous-même pour tenir le coup. On se la joue, façon vieux Hollywood, Port de l’Angoisse et ce genre de chose. Si la réalité empêche d’en faire trop, cela a évidemment été présent en arrière-fond.

On se la joue de moins en moins, à vrai dire. Comme tout rôle trop longtemps porté, on ne le supporte plus, mais on y revient toujours.

Sur le papier, donc… car la réalité, qui nous empoisse en silence, c’est que nous sommes trop fatigués. Malgré nos efforts pour croire le contraire, nos illusions et nos raisons d’aimer la vie se sont perdues dans la mer. Et nous savons bien tous ici que, n’eut été notre épave agonisante qui ne fera jamais un voyage de plus, nous aurions continué indéfiniment, encore et encore. Par facilité, par lassitude. Par fatigue… Nul part mieux que sur l’océan, on peut se rendre compte que c’est soi-même que l’on fuit.

Nous sommes tous embarqué sur le même bateau ! Comme des fous qui rient indéfiniment de la même blague idiote, nous en aurions presque fait notre devise. Oui le même bateau, mais pas celui en ferraille, non…

Le jour va bientôt se lever. J’adore ce moment, cela me fait penser à une illustration que j’ai vue une fois dans un magazine féminin, qui comparait les âges de la vie à des levers de soleil. Cela me fait indéfiniment penser à une très jeune fille sortant de l’enfance, l’image parfaite, de l’innocence alliée à la vie qui s’ouvre.

Le jour se lève. Heureusement avec lui disparaîtront les fantômes de la nuit. Il y a beaucoup à faire. Je revérifie une fois de plus mon arme. Avec la cargaison que nous portons, il faut rester sur ses gardes. Le dernier incident nous a coûté deux hommes, et nous ne sommes plus très nombreux. Je devine plus que je ne le sens un mauvais café qui me réjouit le cœur, comme le lien entre la nuit et le jour. Breuvage magique capable de chasser les idées grises qui m’assaillent un peu trop ces temps-ci.

En grignotant mes tartines, prêtant une oreille de complaisance aux grognements de mes comparses mal encore réveillés, je songerais avec délices à quel genre de vie je peux bien vouloir pour après. Une fois que j’aurais comme à l’accoutumée, rejeté avec horreur tout emploi de bureau ou de boutiquier, j’imaginerais quelque chose qui saura gommer cette parenthèse. Quelque chose qui donne enfin à la vie la peine d’être vécue. Peut-être même un métier d’art ou de création, qui puisse me redonner enfin cette lueur d’enfant. Seul restera alors au fond de mes yeux cette patine d’aventurier, enfin neutralisée pour n’être plus qu’un charme discret et sûr comme dans les livres pour adolescents.

En attendant, j’irais descendre surveiller la cargaison. Personne ici n’aime ce que nous transportons, mais nous sommes bien payés. Enfin, suffisamment. Nous croyons tous au fond de nous-même que cela est un signe du destin pour nous tirer de notre léthargie, à nous de saisir notre chance. Et en dehors de nos instants de déprimes, nous sommes tout à fait décidé à ne pas être, disons, trop regardant.

En remontant la coursive, je pensais cependant encore à la seule chose que mon père ait jamais voulu dire à propos de la guerre qui l’avait tant marqué : " la vie n’offre que deux choix : ou avoir vécu, ou avoir envie de vivre ".

Auteur : M. Torregrosa

Genre : Ambiance contemporain/Horreur